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La véritable maladie d’Ansalè

Voilà déjà près de six mois qu’Ansalè (de son vrai nom Ansalèwamuksin)[1] errait aux quatre coins de la ville de Montréal. Chaque jour, toujours la même routine : se lever et empaqueter ses effets, quémander les passants, acheter son sandwich, fouiller les poubelles, aller au parc, parler à qui veut bien lui causer, nourrir les oiseaux avec quelques graines de repas restant, et puis marcher pendant de longues heures. Le soir, elle se retrouvait au même endroit, sous le viaduc, déballait ses couvertes et s’endormait au passage de la journée qui s’estompait, au gré du son des voitures qu’elle entendait au-dessus de sa tête.

Pour s’endormir, elle aimait imaginer que chaque passage d’une voiture sur le pont était une vague de la mer qui s’échouait sur la plage. Elle connaissant bien le son des vagues et la formation de l’écume qui lui remémoraient son enfance en Gaspésie. L’eau est thérapeutique dit-on, le rêve est gratuit et apaisant. Pourquoi ne pas s’endormir ainsi, en oubliant toutes sortes de choses comme la misère présente et le passé de ses 40 ans. Il valait mieux penser à la mer qu’à la vie de tous les jours.

Toutefois, une nuit, Ansalè, se mit à penser à sa vie. Emmitouflée dans ses pensées, elle n’osait trop bouger au risque de se mettre à tousser et d’éveiller les douleurs à son pied. Mais ses pensées l’emportaient sur sa douleur.

Et si l’itinérance était une maladie de nos sociétés ? Pas une maladie des êtres humains, comme le cancer, la grippe ou le covid-19, mais une maladie d’un système totalement pourri et gangréné qui a échoué à prendre soin de ses gens? Et s’il y avait une épidémie d’itinérance qui menace chacun de nous sans qu’on le sache et que ce ne soit de notre faute ? Ainsi donc, tous les êtres absolument normaux pourraient devenir itinérant, un peu comme s’il s’agissait d’une maladie contagieuse qui se répand en raison de l’incompétence de nos gouvernements.

Et puis, elle pensa à ceux et celles qu’elle appelait de sa famille et qu’elle rencontrait presque tous les jours, sans nécessairement leur parler. Alain, c’est vrai, est toujours ivre. Tommy dégoute tout le monde avec ses seringues. Géraldine, qui ne prend plus ses médicaments depuis longtemps, fait peur et pourrait un jour se suicider. David, un grand voleur, a sa propre gagne de rue, et doit toujours se cacher. Et puis, Louis, c’est un musicien qui aime vagabonder. Celui-là, il a choisi son style vie. Ces gens sont tous très différents dans leur condition humaine, et pourtant, ils sont unis par l’itinérance.  

Notre société aurait failli à trouver un remède pour chacun d’eux et les aurait tous abandonnés en raison des préjugés, source de mépris et d’indifférence, qui empêchent de prendre conscience du problème et de le résoudre. Impossible d’imaginer un grand rassemblement en face du Parlement de Québec pour demander plus de soins et plus de considération pour l’itinérance. Ce sont plutôt des groupes de pression bien organisés comme des syndicats ou des militants de groupes sociaux, comme par exemple des chauffeurs d’autobus ou des fonctionnaires,  qui ont l’écoute des politiciens et qui peuvent parler aux médias. Après tout, ce que les politiciens veulent, c’est de recueillir des votes, pas nécessairement d’aider les plus démunis.

Combien d’argent le gouvernement dépense-t-il pour le cancer, pour combattre les pandémies, pour guérir la fertilité, pour la chirurgie plastique, pour sa propre publicité, pour ses voyages à l’étranger ? Combien d’argent dépense-t-il pour financer des études sur des projets qu’il ne réalisera jamais, sur des projets de tramway que personne ne veut. Des centaines et des centaines de millions. Et, combien d’argent dépense-t-il pour combattre l’itinérance ? Pas grand-chose.

Ansalè se mit à penser à son propre passé, sa dépression profonde suite à l’accident d’auto qui avait anéanti sa famille. Rémi, son conjoint n’avait pu éviter cette voiture qui lui fonça dessus en furie. Du même coup, elle se retrouva seule, sans ses enfants, sans support, sans assurance, sans travail ni d’argent pour le loyer. Elle se rappelle le sourire narquois de l’intendant de l’immeuble lorsqu’il lui remit son avis d’expulsion. Pourtant, son mal n’a rien à voir avec l’alcoolisme, la dépendance aux drogues ou la maladie mentale. Les circonstances et les préjugés ont eu le dessus sur sa guérison. Elle se retrouva à la rue, sans que ce ne soit de sa faute, parce qu’il n’y avait plus de place pour se loger.

Puis elle se mit à penser à un passé plus récent. L’autre jour, au bureau d’assistance sociale, elle avait demandé un peu d’argent. Le fonctionnaire rétorqua d’un ton mécanique ‘ Votre adresse S.V.P.’

  • Je n’ai pas d’adresse lui répondit-elle. Mais, j’ai besoin d’argent. Je vis dans la rue.
  • Avez-vous un compte de banque, demanda-t-il ?
  • Non plus.
  • Madame, le gouvernement envoie des chèques, ça vous prend un compte de banque, pour que nous puissions vous faire parvenir le chèque.
  • Avez-vous une pièce d’identité ?
  • Non plus.
  • Madame, si vous n’avez pas d’adresse, pas de compte de banque, pas de pièce d’identité, je ne peux rien faire pour vous.
  • Mais, j’ai faim !
  • Madame, je ne fais que suivre les consignes qu’on m’a données, je ne suis qu’un fonctionnaire…je ne peux rien faire pour vous.
  • Mais, j’ai faim.
  • Au suivant
  • Mais, monsieur, pouvez-vous m’aider ?
  • Non, madame, vous ne comprenez rien.
  • Je ne comprends rien ? Je crois que c’est vous qui comprenez rien. A bon ! au revoir.

Suite à sa rencontre, elle s’est enfuie du bureau d’assistance sociale en courant. Dans sa course, elle s’enfargea dans l’escalier et frappa durement son pied droit contre le socle d’une statue de bronze. La douleur était si pénible, mais en même temps, elle avait honte de son échec, de ce qu’elle était, mais surtout, jusqu’à quel point elle avait pu se méprendre en pensant obtenir de l’aide.

Depuis quelque temps, son pied lui faisait de plus en plus mal. C’était une fracture ou une entorse ? Difficile de savoir, mais le mal avait empiré depuis quelques jours en marchant. Et puis, il y avait cette toux qui empirait aussi. Elle avait pensé se rendre à l’hôpital en prétextant la douleur au pied : peut-être, lui aurait-on donné un peu de nourriture ? Mais, elle n’avait pas de carte d’hôpital ou d’assurance maladie. Au Québec, si tu n’as pas de carte, tu n’es rien. Si tu as beaucoup de cartes, tu es vraiment quelqu’un.

Ce même soir, en serrant très fort contre sa poitrine les photographies de sa famille disparue, elle se mit à repenser à la mer. Sentant le frisson d’une fièvre qui gagnait tout son corps, elle constata la douleur qui s’estompait en imaginant cette vague qui apporterait paisiblement son âme.

Louis Bellemare


[1] Ansalèwamuksin est un prénom féminin qui signifie ‘Regard d’ange’ dans la langue Mi’kmaq, Mi’kma’ki

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2 Comments

  1. Jean-Claude Cloutier Jean-Claude Cloutier

    Louis,

    Si tu peux faire d’autres textes comme celui-là, tu as un bon potentiel comme écrivain de nouvelles. Bravo.

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