Le rêve
Il y a de quoi rêver : faire le trajet Montréal-Québec en 1heure 30, ou Montréal-Toronto en à peine 3 heures. De quoi faire pavoiser les chambres de commerce, les sièges sociaux, les hommes d’affaires et bien des touristes.
Avec un Train Grande Vitesse (TGV), la réalité canadienne deviendrait bien différente sur le corridor de transport le plus achalandé du Canada. Un TGV pourrait concurrencer tous les modes de transport et même l’avion, en termes de vitesse, de temps de déplacement, et aussi de confort, en atteignant des vitesses de pointe de 200 km/h et même plus. Le TGV encouragerait l’intégration économique entre les grandes villes canadiennes et contribuerait à accroître notre compétitivité. Il s’agirait d’un des plus grands projets de développement d’infrastructure au Canada, l’un des plus structurants.
Pour montrer l’engagement de son gouvernement pour ce projet dont on discute depuis 25 ans, le ministre fédéral des Transports d’alors, Pablo Rodriguez, a finalement annoncé en octobre 2023 le lancement d’une demande de propositions auprès d’entreprises privées.[1] Le corridor visé est celui de Toronto, Peterborough, Ottawa, Montréal, Trois-Rivières, Laval et Québec, avec des ajouts possibles à London et Windsor. Ce qui représente quelque 1 000 kilomètres de nouvelles voies ferroviaires électrifiées.[2]
Deux options ont été étudiées, soit un Train Grande Fréquence (TGF), et soit un Train Grande Vitesse (TGV). Mais selon un sondage effectué auprès de 2 000 de canadiens, la population privilégierait un système à grande vitesse pouvant rivaliser avec les trains les plus rapides d’Europe.[3] [4]
Le contexte
Le résultat de l’appel de propositions devait initialement être révélé à l’été 2024. Mais l’annonce a été reportée à l’automne 2024, et par la suite à la présentation de la dernière mise à jour économique. Or jusqu’à maintenant, il n’y a rien eu d’annoncé sur la proposition retenue. On se demande si le gouvernement fédéral a abandonné le projet.
Selon certaines informations, il y aurait eu une révision des coûts initialement estimés à 80 milliards de dollars $ et qui pourraient se rapprocher des 120 milliards de dollars $ si l’entièreté du tronçon est construite. [5] Malgré le coût, plusieurs études montrent que les TGV sur les lignes achalandées reliant des villes à haute densité de population, comme Toronto et Montréal, sont rentables (cf. annexe). Nous pourrions débuter par la construction des portions les plus rentables du réseau.
Aussi, le contexte politique actuel au Canada met en péril le projet. Les activités parlementaires du gouvernement libéral minoritaire ont été prorogées jusqu’au 24 mars, et Pierre Poilièvre, le chef conservateur qui pourrait être éventuellement élu, n’est pas un progressiste et ne s’est jamais engagé à faire ce projet. Le gouvernement fédéral doit aussi assumer des déficits records.
Toutefois, sans aller de l’avant, nous retournerions à la case de départ. Après 25 ans, nous en sommes encore à faire des études.
Notons que le contexte évolue beaucoup avec le temps : que ce soit en termes d’estimés des coûts, de l’achalandage et des conditions de rentabilité. Plus nous tardons à prendre des décisions, plus le contexte change, et plus nous nous condamnons à toujours refaire des études. Un véritable cercle vicieux qui pourrait nous faire perdre beaucoup.
Les projets de TGV dans le monde
La réalité risque toutefois de nous rattraper. Les projets de TGV se multiplient à travers le monde et deviennent de plus en plus une norme. Le Canada, en perpétuant son retard, maintient le sous-développement de notre système de transport par rapport aux autres pays, alors que nous disposons d’un des territoires les plus étendus du monde. Nous pourrions rapidement être déclassés si nous retardons trop longtemps à agir, ce qui pourrait nuire à notre compétitivité, faute d’infrastructures modernes.
Les quelques exemples de TGV dans le monde sont éloquents : [6]
- La Chine a construit depuis 15 ans 26 000 km de lignes grande vitesse et poursuit son objectif d’en construire 45 000 km d’ici les prochaines années. La technologie chinoise permet de concevoir des nouveaux trains capables de se déplacer à 450 km/heure. Un tel prototype, le CR450, pourrait entrer en production dès l’an prochain. [7]Ce serait le train commercial le plus rapide du monde;
- Le Japon a donné l’exemple depuis longtemps. Le Shinkansen japonais dont la première ligne a été construite il y a 60 ans est un réseau de train rapide qui couvre maintenant presque la totalité du Japon. Les vitesses de pointe sont de 270 km/h à 300 km/h;
- En Europe, les pays européens ont misé sur un vaste de réseau interconnectant les grandes capitales européennes. Le réseau transeuropéen de transport (RTE-T) de l’Union Européenne (UE) a fourni quelque 23,7 milliards d’euros de cofinancement en vue de soutenir les investissements dans les infrastructures ferroviaires à grande vitesse. Le réseau de TGV européen s’étendait en 2020 sur plus de 10 000 km de voies ferroviaires, avec notamment ceux de l’Espagne (3 330 km), de la France (2 734 km), de l’Allemagne (1 571 km), de la Finlande (1 120 km) et l’Italie( 921 km); [8]
- La liaison le plus connue et la plus ancienne de France, Paris-Lyon, fait 409 kilomètres et peut atteindre des vitesses de pointe de 300 km/h. En 2019, les TGV français ont transporté 61,9 milliards de voyageurs-kilomètres (v.km), soit quatre fois plus que le transport aérien domestique;
- Les États-Unis, qui ont accusé pendant longtemps en retard en ce qui a trait aux TGV, investissent actuellement dans des projets de train rapide entre Los Angeles et San Francisco et entre Los Angeles et Las Vegas. Ces trains pourraient être les premiers du genre en Amérique du Nord, inspirés des TGV européens et Shinkansen japonais; [9]
- D’autres lignes de TGV sont en construction un peu partout dans le monde, notamment au Maroc pour une ligne nord-sud de 230 km, en Allemagne, en Indonésie et en Angleterre.
Conclusion
Afin d’assurer la modernité de notre système de transport, le gouvernement fédéral ne doit pas abandonner ce projet qui est un véritable « projet de société ». La construction du tronçon pourrait être effectuée par étape en commençant par les parties les plus rentables au départ, notamment entre Toronto et Montréal, et par la suite en l’étendant vers des villes moins populeuses.
Ce projet pourrait faire l’objet de discussions lors de la prochaine campagne électorale fédérale.
Louis Bellemare
ANNEXE
Critères de rentabilité d’un TGV
L’un des choix les plus critiques que le gouvernement aura à faire s’il décide d’aller de l’avant pour ce projet est de choisir le bon modèle de développement. Il en existe deux.
Premier modèle
La ligne Paris-Lyon reconnue comme étant rentable financièrement s’assimile au premier modèle. [10] L’attrait du service tient du gain de vitesse qui diminue considérablement le temps de parcours. Ce gain de temps attire un nouveau trafic induit en fonction de la densité de la population. Cet attrait d’une nouvelle clientèle combinée à une stratégie de tarification différenciée, adaptée à la disposition de payer des clients, assurerait la rentabilité du service. La situation serait similaire au Japon et dans les pays où il y une forte densité de population.
De façon générale, les lignes du TGV français les plus achalandées sont rentables si elles commandent un taux d’occupation de plus de 80 %. Le coût au voyageur-kilomètre s’établit à 17 sous $ pour les TGV français (coût ajusté à l’inflation), [11]alors qu’il s’établit actuellement à 45 sous pour la ligne la plus achalandée de Via Rail, soit Toronto-Montréal-Ottawa, et à 58 sous pour la ligne Québec-Montréal-Ottawa. [12] Actuellement, aucune ligne de Via Rail n’est rentable et le gouvernement fédéral subventionne les coûts d’exploitation Via Rail à hauteur de 382 millions de dollars (2023).
Il faut donc faire le pari qu’un TGV aurait suffisamment d’attrait, notamment par l’économie du temps, pour développer une demande induite qui remplirait les capacités des trains à plus de 80 % dans les lignes les plus achalandées. Pour ce faire Via Rail devra s’assurer d’une tarification compétitive par rapport à l’avion, construire de nouvelles voies ferroviaires qui lui sont dédiées afin d’éviter les retards causés par la priorisation des trains du CN, [13] et investir de façon importante pour l’accès des trains aux centres-villes.
Si les lignes deviennent rentables, les coûts d’exploitation rejoindraient vraisemblablement ceux des autres TGV à travers le monde. Dans un tel scénario, la rentabilité permettrait au gouvernement fédéral d’utiliser la subvention d’exploitation actuellement utilisée aux lignes de Via Rail pour investir dans les infrastructures du TGV.
Notons qu’avec le temps, les lignes sont de moins en moins rentables en raison de l’augmentation des coûts de construction des projets, mais aussi en raison de l’expansion du réseau vers des régions où la population desservie est moindre. [14] [15]
Deuxième modèle
Le deuxième vise la rentabilité socio-économique en considérant l’ensemble des externalités positives comme les retombées économiques, les gains d’efficacité, les investissements des entreprises privées, le développement régional, le développement de la synergie d’affaires entre les métropoles, la diminution des émissions polluantes et même le développement touristique. Dans ce modèle qui s’apparente à celui de l’Espagne ou de l’Italie, une part importante des coûts d’exploitation est assumée par l’État, mais l’étendue du réseau est beaucoup plus grande.
Ainsi dans ce modèle, on présume que la rentabilité socio-économique peut justifier la décision de construire une ligne de TGV sans que la rentabilité financière soit au rendez-vous. L’État supporte la différence par des subventions.
L’avantage de ce modèle est qu’il permet aussi l’inter financement des lignes les moins rentables par les lignes les plus rentables en assurant aux régions les moins populeuses avec des subventions d’appoint des garanties de services et de tarifs raisonnables. L’autre avantage est que la construction immédiate des infrastructures nécessaires pour l’ensemble du réseau permettra d’éviter l’inflation des coûts de construction dans l’avenir.
Le désavantage est son coût et le fait qu’il condamne le gouvernement à toujours subventionner le système. Par ailleurs, des considérations doivent être apportées sur l’impact de la dévitalisation sur les régions non desservies.
Louis Bellemare
[2] Tu pourrais bientôt prendre un train méga rapide au Québec et voici quoi savoir – Narcity
[3] Le ministre des Transports annonce le lancement de la demande de propositions pour le projet à grande fréquence
[4] Résumé de la demande de propositions pour le train à grande fréquence
[5] La facture sera plus élevée que prévu
[6] Développement de la Grande Vitesse Ferroviaire à travers le monde : enjeux économiques, sociaux et environnementaux.
[7] La Chine dévoile le prototype d’un train à grande vitesse capable de circuler à 450 km/h
[8] Les plus grands réseaux ferroviaires à grande vitesse
[9] États-Unis, le projet de TGV entre Los Angeles et Sans Francisco grimpe à 180 milliards de dollars
[10] Économie de la grande vitesse ferroviaire : en marche vers le «modèle italien », HAL Open Science
[11] Le coût des déplacements pour les voyageurs
[12] Via Rail rapport annuel 2023
[13] Renationaliser le CN ou manquer le train, Le Journal de Montréal
[14] Yves Crozet. Économie de la grande vitesse ferroviaire : en marche vers le “ modèle italien ”. Transports, Infrastructures & Mobilité, 2022, 532, pp.43-53. ffhalshs-04093393
Un bon article qui soulève de bonnes questions, notamment quant à la légitimité de dépenses gouvernementales visant le bien collectif.
Un TGV représente un très gros investissement pour le gouvernement et des coûts budgétaires récurrents si le service demeure déficitaire. Or, le gouvernement fédéral est de moins en moins à l’aise financièrement et le gouvernement Trump risque de générer des dépenses militaires et frontalières accrues.
Cela pourrait se justifier pour réduire les émissions de GES résultant du transport par avion. Mais les gains à cet égard sont-ils majeurs étant entendu que la mise en place et l’opération de la ligne de TGV sera également source d’émissions?
Il y aurait aussi réduction de GES par rapport au transport pas auto, mais en principe au moment où un TGV entrerait en service, il n’y aurait plus guère de véhicules à essence au Canada. Le gain risque d’être minime.
Bon texte bien documenté. La bonne approche aux fins de la prise de décision me semble être celle de la rentabilité socio économique, tenant compte des externalités positives. Le gouvernement pourrait s’approprier une partie des plus values générées pour limiter ou mettre fin à terme à ses subventions.