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Sécurité économique : le cas du CN et du CPKC

En janvier 2015, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement qui reconnait le caractère constitutionnel du droit de grève. Selon ce jugement, le droit de grève n’est pas uniquement dérivé d’une négociation collective, mais est une composante de la liberté d’association prévue par la Charte des droits et des libertés, laquelle est enchâssée dans la constitution canadienne. [1] [2] [3]

Dans ce jugement, les juges McLachlin, LeBel, Abella, Cromwell et Karakatsanis ont indiqué que le droit de grève revêt une fonction cruciale en lien avec les valeurs inhérentes à la Charte des droits et libertés que sont la dignité humaine, l’égalité, la liberté, le respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie. Le droit de grève vise notamment à favoriser un meilleur équilibre des forces dans le processus de négociation d’une convention collective.

Selon eux, le Canada n’est pas seul à reconnaître ce droit. Le modèle canadien est inspiré de la Loi Wagner de 1935 des États-Unis qui reconnait le besoin fondamental des travailleurs de participer à la réglementation de leur milieu de travail. Aussi, les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne commandent la protection du droit de grève en tant qu’élément d’un processus de négociation collective.

Le jugement indique que les moyens retenus par l’État pour limiter le droit de grève doivent éviter de porter atteinte aux droits constitutionnels et qu’ils doivent être adaptés sans aller au-delà de ce qui est nécessaire. Le cas échant, il doit être remplacé par l’un ou l’autre des mécanismes véritables de règlement des différends.

Pour leur part, les juges Rothstein et Wagner ont été dissidents au jugement.  Selon eux, le droit de grève d’origine législative (voir ici la limitation du droit de grève par l’État) rend compte de l’équilibre complexe établi par les législateurs entre les intérêts respectifs des employeurs, des salariés et du public. Protéger constitutionnellement le droit de grève a pour effet non seulement de bouleverser cet équilibre délicat, mais aussi de limiter le pouvoir des législateurs en les privant de la souplesse nécessaire au maintien de cet équilibre.

L’exemple des négociations entre le CN, le CPKC et les syndicats

Le conflit de travail qui a impliqué dernièrement le CN, le CPKC et les syndicats représentant des 9 300 travailleurs ferroviaires est un bon exemple des conséquences du jugement de la Cour suprême confirmant la constitutionalisation du droit de grève et la rupture d’équilibre dont font allusion les juges dissidents au jugement.

Les travailleurs du CPKC ont déclenché une grève au même moment où les CN et le CPKC ont mis en lock-out leurs employés. Le Conseil canadien des relations industrielles, saisi d’une demande de gouvernement fédéral, a par la suite ordonné un arbitrage exécutoire ainsi que la fin de l’arrêt de travail. On peut ainsi reconnaître cette ordonnance comme étant le mécanisme de remplacement du droit de grève, tel que mentionné dans le jugement de la Cour suprême.

Suite à l’ordonnance de retour au travail, les syndicats ont fustigé la décision du gouvernement affirmant qu’elle prive les travailleurs de leurs droits fondamentaux et que cette décision créait un dangereux précédent pour les futurs conflits de travail. « Lorsque les négociations deviennent difficiles, le gouvernement fédéral viendra toujours à la rescousse des entreprises pour les aider à bafouer les droits de leurs employés », ont-ils affirmé

Quel est la nature du déséquilibre dont font allusion les juges dissidents?

Dans cet exemple, le déséquilibre dont font mention les deux juges dissidents est relié au fait que l’arrêt de travail aurait engendré un coût astronomique à l’économie canadienne, en contrepartie du droit obtenu de travailleurs minoritaires impliqués dans ce conflit.

Ainsi, le jugement de la Cour suprême ne tient pas compte du contexte économique particulier des certaines industries, dont notamment celui du secteur ferroviaire, un duopole dont les activités de deux seules entreprises se répercutent sur l’ensemble de l’économie canadienne. Un arrêt de travail d’un terme indéfini aurait coûté plus d’un milliard de dollars par jour en expéditions et aurait eu des répercussions en matière de sécurité publique, notamment concernant le propane pour les hôpitaux et le chlore pour l’eau potable qui sont transportés par chemin de fer. [4]

C’est de ce contexte particulier dont parlent les deux juges dissidents qui vient créer un tel déséquilibre et qui a été omis par la Cour suprême dans son jugement. On comprendra que la protection des droits fondamentaux des employés d’une entreprise de quelques centaines d’employés n’a pas la même répercussion que celle de milliers d’employés travaillant au soutien d’une économie tout entière

Est-ce normal que le gouvernement soit obligé d’intervenir ?

Ceci dit, le jugement en question comporte aussi des risques importants. Le risque de recours devant les tribunaux par les syndicats estimant avoir été privés d’un droit constitutionnel, et dont le jugement qui pourrait leur être favorable aurait des conséquences importantes sur l’économie canadienne. Il y a aussi un risque, comme le soutiennent les syndicats, que le gouvernement se sente constamment obligé d’intervenir pour protéger son économie.

Le problème provient du fait que la question de la sécurité économique ne semble jamais être considéré comme un critère important, ni par le législateur, ni par les tribunaux. Pourtant, elle est aussi garante de la dignité humaine, de l’égalité, de la liberté, du respect de l’autonomie de la personne et la mise en valeur de la démocratie tel définies par la Charte des droits et des libertés. Un arrêt de travail des opérations du CN et CPKC aurait eu un impact majeur sur des emplois indirects et induits non syndiqués et rattachés à la logistique des marchandises. De même, les consommateurs auraient pu se voir imposer d’importantes hausses de prix sur des biens essentiels comme la nourriture. Ces personnes n’ont-elles pas droit aussi à la dignité humaine ou à être protégées par la Charte des droits et des libertés ?

On peut considérer qu’il n’est pas normal que le gouvernement soit obligé d’intervenir de façon systématique par voie d’arbitrage exécutoire et d’ordonnance pour maintenir la paix sociale.

Le gouvernemnet fédéral pourrait adopter une loi pour mieux définir ce que sont les services essentiels en considérant la question de la sécurité économique, selon les différents types d’industries.  Ceci permettrait de diminuer les risques, de protéger la population et d’éviter d’avoir recours à des demandes d’arbitrage exécutoire.

Louis Bellemare


[1] Le droit de grève est protégé par la constitution, Le journal de Montréal,

[2] Les droits de la personne au Canada. Commission canadienne des droits de la personne,

[3] Jugement de la cour suprême du Canada, Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan

[4] Imposer un arbitrage au CN et au CPKC était justifié, soutient Justin Trudeau

Published inÉconomie canadiennefrançaisGénéral

4 Comments

  1. Patrice Caron Patrice Caron

    Dilemme pas tant complexe.

    Le droit d’association est enchâssé dans nos lois, ce qui inclut le droit de grève, mais actuellement, ce même droit de grève est retiré, car, selon nos élus, une grève serait économiquement périlleuse pour l’économie du pays.
    C’est vrai, tout conflit est en quelque sorte risqué pour l’entreprise, les travailleurs et l’entourage de cette entreprise ( on a qu’à se rappeler l’interminable conflit de l’ABI de Bécancour). Il pourrait s’agir de travailleurs syndiqués et non syndiqués qui se retrouvent temporairement au chômage. Mais qu’en est-il d’un employeur qui, pour une raison ou une autre, ne renouvelle pas une entente avec un fournisseur et créer des pertes d’emploi?

    Un plan de service essentiel serait entendu et bienvenu par le syndicat et les travailleurs. L’employeur a plus à perdre et se désintéresse d’une telle entente qui lui ferait perdre des revenus substantiels. Le syndicat du port de Montréal était prêt et disposé à charger et décharger les produits essentiels, les travailleurs comprennent ces enjeux.

    Il faut se rappeler qu’un arbitrage exécutoire, si le juge est vraiment impartial, peut aussi bien être en faveur des employés que de l’employeur.
    Aucun employé n’aime se retrouver dans la rue, en grève, sans salaire, ils le font lorsque l’employeur les pousse à le faire.
    L’arbitrage exécutoire est une négociation entre avocats, c’est une question de présentation de dossier, il faut, de par et autres, détailler les demandes ou les rejets de celles-ci, de bons avocats feront la différence. .

    Syndicat vs gouvernement fédéral? Ça va arriver, du moins on le souhaite, car les acquis des travailleurs et les lois canadiennes doivent primer, c’est aussi ça une démocratie.

    En utilisant cette avenue, c’est business as usual et aucun impact sur l’économie canadienne. Qu’une poursuite soit intentée et gagnée contre le fédéral ( ce qui risque fort d’arriver) aura politiquement été moins couteux que si la grève s’était poursuivie. Le gouvernement n’a pas toujours à avoir raison. D’autant qu’une fois prêts à être entendus, nous aurons dépassé les élections et les Libéraux seront fort probablement assis en face.

    • Bonjour Patrice.

      Ton analyse me semble assez objective. Ce dont il est question aussi c’est d’etablir un rapport de force qui est equilibre dans les negociations d’une convention collective.

      Pour ce qui est du jugement de la Cour supreme, j’ai un peu de de difficulte avec la notion de dignite humaine et le salaire d’un debardeur au port de Vancouver a 200,000 $ par annee. Toujours perilleux d’interpreter la Charte des droits et liberte.

      • Patrice Caron Patrice Caron

        Bonjour,

        Il existe plusieurs approches à la négociation d’une convention collective. Du côté syndical, le rapport de force viendra de la notoriété du syndicat, de ses alliées, du sérieux des demandes et du poids de l’unité. La grève est bien entendu l’ultime moyen de pression et le rapport de force le plus crédible du syndicat. Le spectre de tactiques qui produit un rapport de forces avant la grève est grand. Tout dépend de ce qui est sur la table, les moyens devraient être proportionnels à ce qui s’y trouve.
        Quant à l’employeur, il peut utiliser des tactiques négativismes telle l’évocation de fermeture de l’entreprise et pertes d’emploi, ou encore, obtenir l’aide des médias et se bâtir un capital de sympathie qui pourrait jouer pour lui ( quoique dangereux). On sait que les syndicats font habituellement mauvaise presse, ils sont démonisés malgré tous les bienfaits qu’ils ont apportés à notre société. Le rapport de force n’est certainement pas toujours égal, mais encore, tout dépend des stratégies employées.

        On entend souvent les médias dire qu’un syndicat tient la population en otage, vrai ou faux? Je serais porté à répondre faux, car la loi autorise la grève. Si une entité doit porter le chapeau du méchant, c’est bien le législateur qui autorise l’arrêt de travail légal. Il faudrait reculer loin derrière pour comprendre le bien-fondé d’une grève. Le législateur a décidé de retirer ce droit à certaines professions telles que policiers et pompiers, il en va de la sécurité du public.
        Dans le cas d’une compagnie ferroviaire, c’est l’économie du pays qui est à risque et le gouvernement ne se gêne pas pour contrer ses propres lois pour casser cet arrêt de travail et forcer l’arbitrage. Y a-t-il lieu de revoir les textes de loi pour offrir une alternative à la grève dans certains secteurs de l’économie?
        Un syndicat doit avoir les reins solides pour faire face à des employeurs plus fortunés, c’est une raison pourquoi la grève peut aider à résoudre un différent, c’est même vital pour l’unité. Retirer le droit de grève pourrait faire tomber un syndicat car le rapport de force ultime vient de tomber. Un Arbitrage exécutoire peut couter beaucoup plus cher au syndicat qu’une simple grève, donc c’est le gouvernement et l’employeur qui tient le syndicat par le compte en banque.

        Ce que j’expliquais dans mon commentaire précédent est que l’arbitrage exécutoire évitera au syndicat et à l’employeur une confrontation médiatisée, celle-ci, le cas échéant, pouvant servir d’arme à l’un ou l’autre. Cet arbitrage ne produira aucun arrêt de travail et donnera un résultat définitif. Durant les procédures, les avocats expliqueront et proposeront des avenues de règlement auquel l’arbitre aura le dernier mot. Les rapports de force résident dans la perspicacité et le talent des avocats. Pour un syndicat plus fortuné, il pourrait en sortir gagnant.

        Un débardeur d’expérience peut effectivement gagner un tel salaire, s’il est rendu là, c’est qu’il possède la capacité, l’endurance et la vitesse d’exécution demandées par l’Administration des Employeurs Maritime ( l’AEM-MEA ). Si l’employeur a consenti à un tel salaire, c’est qu’il juge, et surtout se range derrière les arguments du syndicat, que ça le vaut. Les revenus maritimes sont très copieux donc génèrent de bons revenus à tout son entourage. Il est donc logique que tout employé oeuvrant au port obtienne leurs parts du gâteau.

  2. Jean-Claude Cloutier Jean-Claude Cloutier

    Cette réflexion me semble très valable . Le transport par rail est un cas assez évident de services essentiels. La question risque d’être plus difficile à trancher dans d’autres domaines. Les grèves doivent faire mal, sinon elles ne servent à rien. Mais à quel moment le mal doit-il être jugé intolérable?

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