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À quand la cinquième modernisation de la Chine ?

La révolte décisive de Tian’anmen

Pour la Chine, le 4 juin 1989 est une date décisive parce qu’elle fût le théâtre du massacre de Tian’anmen. L’évènement symbolise aux yeux des occidentaux la puissance du parti communiste chinois et son opposition à la démocratie. On se rappelle, à la suite de la révolte de milliers d’étudiants, que des troupes d’intervention spéciales ont ouvert le feu sur presque tout ce qui bougeait, donnant lieu à ce qui semble être un véritable carnage: il y aurait eu 850 morts selon les données officielles, mais dans les faits beaucoup plus, selon des sources officieuses, près de 10 000. [1]

C’était l’époque des « quatre grandes modernisations » initiées par Deng Xiaoping qui a pris le contrôle du parti communiste chinois, fin 1978, après le décès de Mao. Ces modernisations concernaient le monde agricole, le développement de l’industrie, de la science et de la technologie et la défense nationale. Elles avaient pour but de faire de la Chine une grande puissance économique et de la sortir de l’austérité du régime moïste. Pour réussir ces réformes, la Chine devait ouvrir ses frontières en augmentant le volume de ses échanges commerciaux et en ouvrant son marché. [2]

Des réformes qui ont réussi

Après plus de 40 ans, on constate que ces grandes réformes ont réussi. Par contre, depuis le soulèvement de Tian’anmen, le gouvernement chinois n’a jamais manifesté d’ouverture ni à la démocratie, ni à la liberté de presse. Le cas contraire aurait été la « cinquième modernisation » comme on appelait à l’époque ce projet de démocratie chinoise tant revendiqué par les étudiants.

Mais pour tout le reste, les progrès économiques de la Chine ont été impressionnants. Le graphique qui suit illustre l’évolution fulgurante du commerce et de l’ouverture de la frontière depuis la prise du pouvoir de Deng Xiaoping en 1978. D’une valeur respective de quelque 8 milliards US$, les exportations et importations représentaient à cette époque tout au plus 5 % du PIB alors qu’elles ont atteint respectivement 20 % et 18 % en 2017, soit 2 418 milliards US$ courants et 2 208 milliards US$ courants [3]

Cette croissance ne s’est pas faite sans aide extérieure. Elle demeure liée notamment à la l’inclusion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), mais aussi à l’ouverture de ses frontières à l’investissement direct d’entreprises occidentales qui ont relocalisé leurs activités en Chine. [4]

Plusieurs de celles-ci se sont intéressées aux bas coûts de main-d’œuvre, notamment dans des secteurs de production de masse.

Avec l’apport des technologies développées en Occident, la production industrielle a évolué vers des secteurs de haute technicité comme les appareils ménagers, l’électronique et les télécommunications, pour des productions de biens toujours destinés aux marchés d’exportation partout à travers le monde.

Exportations et Importations des biens et services de la Chine et % du PIB      (1960 2017)

Source : Perspective monde, Banque mondiale

La capacité maritime de la Chine

Avec cette ouverture du commerce international, le transport maritime de la Chine est devenu l’un des principaux vecteurs de croissance de son commerce international. En 2016, 64 % du commerce (en volume) entre la Chine et l’Europe était transporté par mer, contre 2,06 % par train, 6,4 % par routes et 27,6 % par air. [5]

Un regard attentif de la carte des grands ports de commerce (page suivante) nous révèle jusqu’à quel point le développement de ses ports a été important pour le commerce international de la Chine.

En 2015, des dix plus grands ports du monde, huit étaient chinois, les deux autres étant Singapour et Rotterdam. Les quatre plus grands ports, soit Ningbo, Shanghai, Tientsin, Taican avaient à eux seuls 23 % de la capacité totale des 40 plus grands ports du monde, soit presque toute la capacité mondiale.

Les plus grands ports de commerce du monde en 2015, millions de tonnes

Source : carte reconstituée à partir des données de Wikipedia, Nouveau Monde Maritime inc.

Pour l’avenir

Afin d’assurer les assises de son commerce international, la Chine continuera à miser sur son économie maritime, mais cette fois en investissant en dehors du pays. Le projet appelé « Les nouvelles routes de la soie ou The Belt and Road Initiative (BRI) » a été révélé en 2013 par Xi Jinping lors d’un discours à l’université Nazarbayez d’Astana. Il consiste à développer un immense projet d’infrastructures sur mer et sur terre reliant plusieurs continents.[6]  La carte qui suit indique le tracé de la partie maritime du projet qui relie plusieurs ports de commerce s’étendant vers l’Europe et le nord de la Russie.

Au sud, la trajectoire projetée rejoint les ports de Kuala Lumpur, en Malaisie, de Singapour et de Jakarta en Indonésie à partir des grands ports de Chine. Par la suite, elle remonte vers le nord jusqu’à Calcutta au nord-est de l’Indes et redescend jusqu’à Colombo au Sri Lanka. Elle traverse par la suite l’océan indien jusqu’à Nairobi au Kenya et remonte par la suite jusqu’à Athènes en Grèce et Venise en Italie.

Le tracé nord (trait en bleu) pour sa part permettrait de rejoindre plus rapidement les ports de la côte est américaine par son accès au passage du nord-est en Sibérie.

Les routes maritimes de la soie

Source : Reconstitution à partir de plusieurs cartes et d’informations diverses Nouveau Monde Maritime inc.

Plus de 1 000 milliards US d’investissements

Au total, le gouvernement chinois entend dépenser plus de 1 000 milliards $US dans cet immense chantier et y aurait déjà investi 25 milliards US$ dans plus de cent projets depuis 2013. [7].[8]

La Chine contrôle actuellement près 10% des capacités portuaires de l’Europe, suite notamment à l’acquisition par Cosco (premier armateur chinois et troisième au monde) du port du Pirée, à quelques kilomètres d’Athènes (Grèce) et de la concession du port de Trieste en Italie près de Venise.

Par ailleurs, l’Australie un important partenaire économique de la Chine (Importations de quelque 67 milliards d’euros en 2017-2018, principalement de minerai de fer, de charbon, de laine et d’or) a aussi bénéficiée d’investissements au port de Darwin dans une concession d’une durée de 99 ans.[9] Le port de Melbourne, premier port de marchandises d’Australie, a aussi été cédé dans une concession de 50 ans pour environ 6,7 milliards d’euros à un groupe d’investisseurs parmi lesquels figure un fonds public chinois. [10]

En bref, les enjeux sont donc considérables, selon le Conseil Européen des Affaires Étrangères, la zone couverte par le projet (terre et mer) couvre 55 % du PNB mondial, 70% de la population mondiale et 75% des réserves d’énergie connue [11]

Une controverse politique sur les intentions de la Chine

Malgré l’attrait que représentent les investissements chinois par plusieurs pays occidentaux, le projet des routes de la soie a suscité une véritable controverse dans les pays démocratiques, notamment en Europe. Certains accusent la Chine de vouloir assurer son hégémonie par ses investissements massifs et de les monnayer contre des appuis à ses politiques intérieures auprès des instances internationales.

On s’interroge notamment sur les normes, les standards et les règles d’une coopération concernant les projets d’infrastructures de connectivité maritime. Le projet des routes de la soie peut être perçu comme un instrument pour accroître le pouvoir de marché de la Chine, de contrôle des chaînes logistiques et de concurrence vis-à-vis les industries locales (ex. industries navales) [12]

D’autre part, la Chine doit protéger ses infrastructures à l’extérieur du pays en déployant des forces militaires (exemple, mer de Chine), ce qui peut être vu comme une provocation : la protection des « intérêts à l’étranger » est aux yeux de la défense chinoise une des missions de l’armée.

Pour ces raisons plusieurs pays d’Europe dont l’Allemagne et la France ont refusé de signer le protocole d’entente concernant les routes de la soie, protocole que la Chine cherche à signer en bilatéral avec plusieurs pays. [13] La Commission européenne, une institution de Union européenne, a pour sa part entrepris des travaux visant expliciter les règles du jeu de l’Union européenne concernant les projets d’infrastructures avec des partenariats étrangers.

Le document no 9

La méfiance des pays occidentaux vis-à-vis le projet chinois tient aussi de leurs valeurs démocratiques et des questions liées aux droits de l’hommes en Chine.  Une note interne du Comité central du parti communiste, intitulée « De la situation dans la sphère idéologique » ou « document no 9 », entérinée par Xi Jinping, indiquerait que certains sujets ne sont pas compatibles avec la vision du communisme en Chine : notamment, la liberté de presse, la société civile, les droits civiles, le capitalisme de connivence et l’indépendance judiciaire. [14]  Le document ayant fait l’objet d’une fuite, la presse occidentale, dont The Economist  et le New York Times en ont publié des extraits en  2013.

On peut ainsi comprendre que les enjeux du projet chinois débordent des questions strictement économiques. Les pays occidentaux ne veulent pas être complices, par un partenariat quelconque, que ce soit directement ou indirectement, d’un régime répressif qui restreint la liberté de presse et bafoue les droits humains.

Pour plusieurs, le succès de la Chine sur le plan économique et de ses grandes réformes devrait susciter l’avènement de la démocratie et de la liberté de presse en Chine, un peu comme si les quatre grandes modernisations avaient pavé la voie à la cinquième. Dans le but de rassurer ses partenaires économiques sur ses intentions réelles concernant ce projet extraordinaire qu’est celui des routes de la soie et d’en assurer sa viabilité, la Chine devrait amorcer dès maintenant des réformes visant à instaurer la démocratie et la liberté de presse.

Louis Bellemare


[1] Répression de Tian’anmen : l’effroyable bilan des archives britanniqueshttps://www.lepoint.fr/histoire/repression-de-tiananmen-l-effroyable-bilan-des-archives-britanniques-23-12-2017-2182202_1615.php

[2] Les quatre modernisations, https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatre_Modernisations

[3] Perspectives monde, statistiques de la banque mondiale, http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?codeTheme=7&codeStat=NE.IMP.GNFS.ZS&codePays=CHN&optionsPeriodes=Aucune&codeTheme2=7&codeStat2=x&codePays2=CHN&optionsDetPeriodes=avecNomP&langue=fr

[4] Les investissements directs étrangers en Chine sont passés de 430 millions $US en 1982 à 168,2 milliards $ en 2017

[5] Blue China: navigating the maritime silk road to Europe, chap. 2 ww.ecfr.eu/publications/summary/blue_china_navigating_the_maritime_silk_road_to_europe

[6] Le projet aussi appelé Belt and Roads Initiative (BRI) en anglais en quelque sorte une version moderne du trajet ancien qui était utilisé il y a près de 200 ans av. JC.)

[7] Mercator Institute for China Studies

[8] Routes de la soie, la nouvelle carte des ambitions économiques de Pékin, https://www.france24.com/fr/20190322-routes-soie-nouvelle-carte-monde-economique-chinoise

[9] Le port de Darwin contrôlé par un groupe chinois, l’Australie songe à en construire un autre pour ses activités militaires, http://www.opex360.com/2019/06/25/le-port-de-darwin-controle-par-un-groupe-chinois-laustralie-songe-a-en-construire-un-autre-pour-ses-activites-militaires/

[10] Le port de Melbourne privatisé pour 6,7 milliards d’euros https://www.capital.fr/entreprises-marches/le-port-de-melbourne-privatise-pour-6-7-milliards-d-euros-1166086

[11]ECFR, https://www.ecfr.eu/publications/summary/one_belt_one_road_le_grand_bond_de_la_chine_par_dela_ses_frontieres

[12] Le Conseil européen des relations internationales, (un organisme de réflexion sur les affaires internationales de l’Europe) une étude intitulée “Blue China : Navigating the Maritime Silk Road to Europe”, .2018

[13] Europe : « Le casse-tête chinois des ‘routes de la soie’ », Le Monde

[14] Document no 9, wikipedia.

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